HOMMAGE A MANU DIBANGO, par François Bensignor

Avec Manu Dibango, c’est d’abord un vieux sage ouvert, serein, humaniste et proche des autres, qui s’en va. C’est aussi un musicien éclectique, grand connaisseur des musiques africaines, un pan de l’histoire vivante de celles-ci qui disparaît.

En guise d’hommage au chef d’orchestre, qui donna leur chance à tant de jeunes talents, je souhaitais retracer les années d’émergence de ce pionnier, dans un contexte où les musiques d’Afrique n’avaient pas encore droit de cité en France.

EXPERIENCE AFRICAINE

Dans les années 1960, Manu Dibango, hanté par ses héros, Armstrong, Basie, Miles Davis, Parker, Coltrane, se demande avec son ami et compatriote Francis Bebey comment inventer une musique où l’Afrique retrouverait l’Occident. Dibango vit comme écartelé entre deux mondes qui ne se connaissent pas.

Depuis la fin de l’année 1956, il évolue dans le tourbillon de la musique congolaise à Bruxelles. Avec ses deux célèbres clubs, Le Tabou et les Anges Noirs, la capitale belge est le haut lieu où séjournent et se produisent les vedettes du futur Zaïre. L’une d’elle, Joseph Kabasélé, va faire danser toute l’Afrique rendue aux Africains avec “Indépendance Cha-Cha”. À Bruxelles, il prend le jeune Camerounais sous sa coupe et l’intègre à son orchestre, L’African Jazz, dans lequel d’autres vedettes comme Tabu Ley Rochereau ont fait leurs premières armes. Étrangement, alors que la musique congolaise produit des merveilles pour l’Afrique et toutes ses diasporas, générant une véritable économie, elle ne sort pas d’un circuit spécifique, totalement séparé de celui des variétés occidentales.

De retour à Paris, le constat est amer pour Manu : “Chanter africain est alors une mission impossible. Les Africains que j’embauche s’y refusent obstinément. Ils veulent se faire passer pour des Américains et ne chanter qu’en anglais. Têtu, je glisse dans le répertoire “Wana di Lambo”, un de mes premiers morceaux interprétés en douala. Il fait partie des disques que nous enregistrons alors pour le rayon export de Phonogram”, écrit-il sur son travail personnel de 1965 (1). L’année suivante, et pour trois ans, il devient l’accompagnateur fétiche de Nino Ferrer, dont l’un des succès clame : “Je voudrais être un Noir”…

Les grands mouvements sociaux de la fin des années 60 auront une influence décisive sur l’état d’esprit qui prévaut dans les relations culturelles Nord-Sud. L’Afrique d’après les indépendances s’est inventé des orchestres modernes avec des instruments occidentaux, des bals populaires et de nouvelles musiques teintées de sons pop-rock et latino-américains. Mais aux États Unis, les activistes noirs font un retour délibéré à la pensée et à l’action sauvages. Le jazz devient free-jazz. Les mouvements africanistes dessinent une autre Afrique, creuset de toutes racines, espace mythique qui attend le retour des peuples déplacés.

SOUL MAKOSSA

Tout au long des années 70, en Europe, des musiciens africains travaillent à construire des styles, des identités musicales nouvelles. Le processus s’opère en petits comités, de manière souterraine. Avant que les œuvres n’acquièrent un droit de cité sur la scène internationale, il leur faut vaincre l’inertie de décideurs du show business, dont bien souvent la morgue n’a d’égal que le manque de curiosité. C’est ce qu’illustre parfaitement l’histoire du premier tube africain, “Soul Makossa”.

Manu Dibango le compose au Cameroun en 1971. En vue de la huitième Coupe des Tropiques prévue à Yaoundé en 1972, le ministre des Sports a accepté de lui financer l’enregistrement d’un hymne à la gloire de l’équipe de football nationale. Muni d’un million de francs CFA, Manu fait son 45 tours : l’hymne en face A et en face B “Soul Makossa”. L’équipe du Cameroun battue, le disque est enterré.

À l’automne 1972, sur le nouvel album enregistré pour la section Afrique des productions Decca, reparaît “Soul Makossa”. Parallèlement, le 45 tours de la Coupe est parti aux États Unis dans les bagages de producteurs et “activistes” noirs américains. Ils vont en faire un tube outre-Atlantique. “Les commandes américaines chez Decca gonflent en une dizaine de jours : cinq mille exemplaires, bientôt trente mille. Cela devrait éveiller la curiosité de la direction. Même pas. Un Africain de Douala ne peut pas faire un tube international. Le paternalisme vit encore de beaux restes”, écrit Manu (3). Pourtant, l’engouement est tel aux États Unis qu’il va débouché sur un contrat avec le prestigieux label new-yorkais Atlantic, deux années de succès sur les scènes américaines et des ventes de disques s’élevant à deux millions d’exemplaires.

L’histoire de “Soul Makossa” ne serait pas complète si l’on n’en retraçait la plus récente aventure. Dans son album de 1982, Thriller, qui fera de lui un phénomène planétaire avec plus de 40 millions d’exemplaires vendus en cinq ans, Michael Jackson reprend, sur le titre d’ouverture “Wanna Be Starting Something”, le célèbre refrain “Ma ma ma, Ma ma sa, Ma ma makossa”, sans en demander l’autorisation à son auteur. Manu Dibango intentera un procès et ses avocats obtiendront gain de cause après plusieurs années de tractations. Comme très souvent dans les procès aux états-Unis, l’affaire se réglera à l’amiable, moyennant une somme sans doute rondelette, sur laquelle Manu saura rester discret.

François Bensignor

(1), (2), (3) : Trois Kilos de Café, autobiographie, Collection Points, Seuil (1995), première édition Ed. Lieu Commun (1989)

Vidéo :

Ciao Manu ! Papa Makossa, que la terre te soit légère !

Extrait de l’émission “Les sons de … Manu Dibango “, de François Bensignor, réalisé par Niko Sardjvéladzé (Melody d’Afrique – 2018) :

Manu Dibango en 1989. (c) patrice Dalmagne

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